IMPRESSIONS DE CHINE 3 - DENIS DEPREZ

Michèle Vicat


Denis Deprez
Denis Deprez, photographie par Michèle Vicat
© 2011
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Pour Denis Deprez, c’est un voyage en Chine qui a radicalement transformé son interprétation de l’image. Non pas qu’il ait suivi l’enseignement d’un maître traditionnel du paysage chinois ou qu’il se soit plongé dans des fantasmes exotiques. C’est en tant qu’illustrateur de bandes dessinées que le journal français XXI lui demande en 2008 de conter son voyage à Guangzhou. Mais, déjà, cet artiste belge réalise que le champ de la bande dessinée ne lui convient plus, qu’il est passé dans le récit graphique parce qu’il est loin, très loin de ses images de référence. Une distance vient à jamais de s’installer : distance géographique, bien sûr, mais aussi une distance par rapport aux critères qu’il avait mis en place jusque là. Des nouveaux paysages urbains qu’il expérimente en Chine, Denis Deprez en retire une nouvelle lecture du rapport nature/culture. Depuis lors, il marche, il marche beaucoup de part le monde. Ou plutôt, il traverse les paysages dans leur horizontalité et les traces acryliques laissées sur le papier, le support de son voyage mental, mettent en place une mise en scène à travers laquelle le spectateur a libre champ de déambuler à son tour. Denis Deprez ne se définit pas comme un artiste peintre et il rejette toute appartenance à l’art contemporain. Il explore une Terra Incognita, un projet qu’il appelle « Fracture », sans doute pour nous dire que notre matérialité physique peut se trouver à différents endroits en même temps, qu’elle fait indéniablement partie du monde des apparences.

Suivons Denis Deprez dans sa maison/atelier de Bruxelles en Belgique.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à des paysages, pas complètement industriels, mais dans lesquels il y a des traces de l’industriel ?

Il y a une présence de l’industrie dans ma vie depuis mon enfance. La petite ville où je suis né (Binche) est au cœur d'une région dont l'histoire économique et sociale baigne dans les charbonnages et la métallurgie. Mon père et mon grand-père étaient ouvriers dans une usine métallurgique. Cette présence de l’industrie vient aussi de mes voyages sur la ligne de chemin de fer Binche-Bruxelles parce qu’il y a beaucoup d’industries le long de cette ligne. J’ai donc toujours eu un rapport au paysage industriel. C’est presque comme une présence inscrite dans mon système neuronal.

Récemment, j’ai été en Corse où j’ai passé une semaine en solitaire. J’y ai fait de la montagne tous les jours quasiment seul parce que ce n’était pas encore la saison. J’ai passé mes journées dans une nature très dense, très chaude, sur des sentiers de mule avec de grands ciels. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de nouveau qui se passait. Je n’avais plus eu d’expérience en montagne depuis mon adolescence. Je retrouvais donc là un contact que j’avais perdu et qui venait en contre-point des bâtiments industriels. Les marches que j’ai effectuées dans la nature sauvage en Corse m’ont permis d’intégrer ces paysages. Il a fallu que je les traverse pour les expérimenter. Je sentais la roche, la poussière, l’arbre mort, l’arbre sec. Il n’y avait pas d’obstacle entre moi et la nature. C’est ce genre de questionnement qui m’intéresse : une image-mémoire de type nature va venir créer une dialectique par rapport à l’image-mémoire de type industriel. Un type de montage nouveau va s’instituer.

salon Denis Deprez

 


03-Fractures, acrylique sur papier, juin 2011, 180 x 120 cm
Cliquez sur les images pour les agrandir

01-Fractures, acrylique sur papier, avril 2011, 180 x 120 cm


11-Fractures, acrylique sur papier, avril 2011, 180 x 120 cm

Ici, nous nous trouvons dans une pièce où sont installés trois grands formats. L’un représente un phare sur une colline en Corse, un autre, la vague noire de Fukushima qui balaie tout sur son passage, et le dernier, un pont qui se trouve en Chine. Pour moi, tout cela commence à dialoguer et induit un certain type de récit qu’on le veuille ou pas. Quand on est dans cette pièce et que l’on regarde ces images, on commence à construire quelque chose parce que tous ces paysages appellent à une prise de position et à un récit. Cela m’intéresse beaucoup. Je travaille sur un temps que j’appelle hétéro chronique parce que je suis dans un rapport au chaos et à la fracture dans le processus du montage narratif. Le processus narratif mis en place vise alors à établir comme une cartographie de ma mémoire visuelle qui renvoie directement au cœur du processus qui est lié à mes déplacements géographiques de type micro et macro. Je peux sortir de mon lieu de production de l’image, faire l’expérience d’un trajet dans mon quartier proche ou encore prendre l’avion et effectuer un déplacement à l’autre bout du monde. Cette logique de déplacement vient alors constituer une nouvelle couche de lecture qui s’additionne au rapport nature/culture. L’accumulation de ces images va donc produire une stratification qui, elle-même, va s’opérer dans plusieurs dimensions, autant dans l’amoncellement que dans l’éclatement, la mise à plat et l'étendue.

Ici, ce sont de grands formats. Comment êtes-vous passé de la bande dessinée à ces formats ? Les histoires sont différentes ?

Le basculement s’est fait avec la publication dans le journal XXI* où j’ai proposé une nouvelle grille du rapport texte/image. J’ai commencé à capter ces paysages avec un appareil photographique et à les retranscrire sur du papier acrylique. Ce basculement, cet éclatement de la grille de lecture de la BD vient que je me suis trouvé en Chine, dans un paysage où j’avais perdu tous mes critères habituels de lecture et où j’ai dû me repositionner par rapport à un nouveau type de paysage urbain.

(*XXI, Un Amour de Chine, Automne 2008-no.4)

 

Planche publiée dans XXI, 2008 © Denis Deprez

 

Qu’est-ce qui vous a permis de passer au paysage urbain ?

J’essaye de montrer les choses le plus directement possible afin d’éliminer tous les parasites. Le passage de la photo à l’image peinte me permet de mettre en place un processus de focalisation. C’est comme si dans la photo il y avait encore de trop, trop de réel. En passant à la transcription à l’acrylique, je trace l’image à travers le flux de ma mémoire. Cette image commence à affleurer dans ma mémoire. C’est un acte de révélation à double articulation parce que, non seulement, c’est une image qui se révèle à moi-même, mais qui va aussi être révélée au lecteur. Chaque nouvelle image révélée au lecteur/spectateur va constituer le récit géographique et stratifié de ma mémoire visuelle. Chaque image qui vient, c’est presque comme un motif ou des motifs qui se mettent en place, et moi, finalement, je suis une espèce de vecteur révélateur. Je lance un processus et de ce processus il y a des accidents extérieurs qui viennent nourrir le sujet, mais qui réagissent parce qu’il y a déjà d’autres motifs.

Une autre source de mes images-mémoire vient de mon espace onirique. A ce propos, j'ai une histoire par rapport au désastre de Fukushima. J’ai souvent fait un rêve. J’étais à la côte belge. D’abord, il y a un beau ciel bleu. Tout est calme, mais à un certain moment, il y a un gros nuage, une tempête et une énorme vague balaye tout sur son passage. C’est un rêve que j’ai fait plusieurs fois jusqu’à mes 35 ans. Mais je l’ai « vécu » tellement de fois que je m’en souviens comme si je l’avais rêvé cette nuit. Récemment j’ai lu W. J. Thomas Mitchell (« Iconologie : Image, texte, idéologie », éd. Prairies Ordinaires) qui fait partie de ces gens qui ont lancé le Visual Studies aux Etats-Unis. C’est toute une école qui date des années 70-80. En France, il y a Jacques Rancière. Mitchell dit que l’image rêvée existe en soi, qu'elle a sa propre matérialité. Selon Mitchell, il y a la « picture » qui est l’idée pure d’une image. C’est un peu comme si cette image était flottante, non fixée, sans support aucun. Lorsque cette « picture » est posée et devient une photographie, par exemple, cela devient une image. La proposition de Mitchell est puissante. Pour lui, une image rêvée possède sa propre matérialité, elle existe en tant qu'image dans la matière de mon inconscient onirique. J’ai donc ce rêve qui revenait dans ma mémoire et j’ai choisi cette image-rêve pour inaugurer un cycle de grand format. J’ai décidé de fixer cette image mentale et de la transcrire en acrylique. La vague est là, elle zèbre tout l’horizon et elle semble venir vers nous. Une semaine après avoir retranscrit cette image, il y a eu le tremblement de terre de Fukushima. Cette vague commence la critique de l’ensemble des images paysages produites auparavant. Il y a ce temps de l’accident, ce temps de la catastrophe qui arrive et qui renvoie au chaos. On a donc ici une relation entre Story/History. Pour Jacques Rancière, la Story, c’est la petite histoire personnelle et l’History, c’est l’histoire de la marche du monde. On a donc un rapport entre ma propre singularité révélée par l’image de la vague rêvée (Story) et l’image de la vague de Fukushima qui appartient d’emblée à la mémoire collective (History). C’est donc cela qui m’intéresse : ces images qui viennent de l’extérieur et qui imposent une nouvelle lecture de mes propres paysages traversés ou rêvés. Il y a donc ici toute une série d’images qui vont se mettre en critique l’une l’autre. Et tout cela vient nourrir le récit. Non seulement on est dans le récit de mes pérégrinations, mais on est aussi dans le récit d’images qui se mettent en critique elles-mêmes. On est dans le récit du processus.

28-Fractures, acrylique sur papier, mars 2011, 160 x 120 cm

La vague c’est évidemment une relation à la fluidité mais peut-être aussi au passage des pensées. Vous traitez de nouvelles matières aujourd’hui ainsi que de nouveaux formats. Comment ces matières et formats peuvent vous transporter dans ce nouveau rapport au récit que vous entamez ?

Pour moi, la matière, c’est la matière du récit. Je ne me pose donc pas du tout en tant que peintre. Je pense que si je me pose en tant que peintre, cela va détruire automatiquement tout ce que je suis en train de faire. Je ne suis pas un peintre. Je suis quelqu’un qui pratique de l’image et qui met l’image en récit au travers d'un montage spécifique. Je pense qu’on vit à un moment particulier de l’histoire de l’art où il y a l’art contemporain qui s’est figé, qui est devenu orthodoxe. Par contre, tout autour de cette sphère, il y a des tas de gens qui viennent de la BD, de l’illustration, ou d'autres média; des gens qui viennent de l’extérieur de l’ « art noble », mais qui arrivent avec de nouvelles propositions et qui relancent l’intérêt pour l’image. L’intérêt de gens comme nous, c’est de proposer une dimension de récit à l’image. On vit au vingt-et-unième siècle et il faut voir avec quelles configurations culturo-sociologiques quelqu’un comme moi peut proposer un certain type de récit, un récit qui envahit l’espace. Il y a donc là un basculement de ma pratique. Je passe de l'espace de la page à l'espace lui-même. Je suis dans quelque chose qui est une nouvelle zone d'investigation de l'image ; ce n'est plus de la bande dessinée et ce n'est pas de l'art contemporain. Car ma proposition est en dehors des canons esthétiques et politiques qui définissent ce que doivent être les formes pour participer au champ particulier de l'art contemporain.

Cela m’a permis de passer à un espace narratif différent. L’espace de la page n’était plus suffisant pour mettre en jeu le processus narratif institué par les grands formats. Il m’a fallu passer à une mise en espace de ces images. L’espace, en devenant narratif, ne pourra être lu que par la présence du spectateur qui, par sa déambulation, va d’une certaine façon rejouer ma traversée des paysages.

Quand on est entouré de plusieurs de vos œuvres, on se rend compte de l’intégration du récit à l’image même et du dialogue qui s’établit d’une œuvre à l’autre.

Il faut plonger le spectateur dans une sorte de contemplation qui va lui révéler un récit possible. J’ai été récemment invité en Corse pour faire une conférence. On m’avait demandé d’illustrer ma conférence et j’ai trouvé que le propos n’était pas là. J’ai donc fait toute ma conférence en ne montrant aucune image. Les gens qui sont venus me voir après la conférence avaient plein d’images en tête! Cela veut dire que l’absence des images et la seule présence de mon propos ont suffi à recréer le rapport discours-image et image-image. J’ai proposé un discours-image et l’audience a enclenché dans l’image-image. Les gens avaient vu mes images sans les voir. Les lecteurs/spectateurs ont donc mis en place leur propre cinéma interne à partir du discours que je proposais. La réaction était intéressante parce qu’elle prouve que je suis bien dans du récit d’images. Ce que je veux dire, c'est que l'image se trouvait dans la textualité de mon discours. Il y a eu un déplacement de l’image en passant du support papier au support discours.

Vous venez d’un milieu artistique ?

Oh, maman était institutrice… Mais, si, si, maman aimait bien peindre et je me souviens, dans le vestibule d’entrée, il y avait une peinture d’un mineur faite par elle... Il y avait aussi une reproduction d’un tableau d’un maître flamand du 14ième siècle. Il représentait une dame en noir, très hiératique avec un paysage derrière. Dans mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps à regarder les images qui étaient autour de moi. Au plus loin je vais dans mes souvenirs, au plus je réalise que j’ai toujours été dans une position d’observation. Cela m’intéressait plus d’observer que d’être celui qui faisait. C’est sans doute pour cela que je fais des paysages contemplatifs parce que j’ai un rapport de contemplation avec l’image et le paysage.

L’idée d’aller dans une école d’art est arrivée quand ? Vous y pensiez déjà quand vous étiez petit ?

Je n’ai pas eu un parcours aussi direct, dieu merci! J’ai d’abord commencé la biologie. J’ai fait trois ans en biologie et cela m’a nourri. J’ai étudié la théorie du Big Bang, je suis entré au fond de la cellule. Tous ces éléments-là ont été nécessaires au processus analytique que j’ai développé. Cela a donné un axe à ma perception du monde. En même temps, en troisième année, je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout fait pour cela. J’ai réalisé que je n’avais pas envie de finir ma vie dans un laboratoire. Je suis donc allé à St Luc, une école d’enseignement artistique à Bruxelles, et me suis inscrit en BD, en 1987. C’était une époque où il se passait beaucoup de choses en BD. J’ai découvert l’album Feux de Lorenzo Mattotti. C’est là que j’ai eu un basculement total. Je me suis rendu compte que l’image BD pouvait être autre chose parce que le récit de Mattotti, c’était le récit de la couleur et de la lumière. Je n’ai plus pu revenir en arrière. J’étais passé de l’autre côté du miroir pour exprimer la chose. Des bandes dessinées espagnoles d’après le franquisme nous arrivaient aussi à ce moment-là. Il y avait une explosion graphique chez les auteurs espagnols avec des images qui renvoient clairement à la peinture plutôt qu’à l’iconographie traditionnelle de la BD. Toute cette nouvelle forme de BD a provoqué ce basculement en moi. Pour la première fois aussi, l’enseignement a commencé à me passionner. J’ai eu mes premiers cours de philosophe, d’esthétique, de sémiologie. Enfin, j’étais en place. J’avais trouvé ce qui faisait ma vie.

Il y a pas mal d’artistes qui ont commencé par étudier les sciences. C’est intéressant parce que cela permet sans doute d’aller plus loin dans l’étude de la philosophie, dans l’analyse des cellules, donc de l’infiniment plus petit, moins perceptible.

Oui. Cela donne une position particulière sur la perception du monde. C’était une bonne façon pour moi de voir comment je pouvais percevoir le monde et comment le monde était avec moi. Il y a une interaction. Je pense que ce que je fais n’a rien d’autobiographique, mais par contre je constitue un corpus d’images mémoire, de lieux traversés. En même temps, ces lieux me nourrissent et je les intègre dans le processus de création. Je suis plutôt pour la dissolution du moi. Je ne veux pas d’un moi qui impose une lecture. Je veux que le lecteur puisse intervenir et puisse se projeter dans le récit. C’est pour cela que mes images révèlent le vide d’un point de vue iconographique. Le spectateur peut venir remplir avec l’imaginaire le vide laissé dans mes images.

Ce qui est très généreux ! Je suis d’accord avec vous qu’on a trouvé des formules qui marchent dans l’art contemporain. Il y a donc une imposition à ce niveau-là.

Je suis constamment dans un processus d’ouverture : ouverture de la lecture et ouverture du processus. Je ne peux pas penser autrement. J’avais publié en 1995 un album, Les Nébulaires (éd. FRMK). C’est un album en noir et blanc, très expérimental. C’était une époque où je lisais beaucoup Joyce, Casares, Beckett. C’était une époque où je commençais à me poser la question « Qui est le narrateur ? », « Qui est le narrateur qui raconte comment raconter ? ». Ce livre était déjà en format horizontal et j’y avais déjà introduit des motifs narratifs qui fonctionnaient plus par résonance que par causalité. J’étais déjà en train de mettre en place un temps de la rupture. C’était l’époque où je faisais mon service civil à la médiathèque. J’étais tombé sur des centaines de photos dont plus personne ne voulait. Je me suis dit « Oh, la bonne affaire ! » Je me suis rendu compte que ces photos allaient relancer le temps et l'espace du récit que j’étais en train de mettre en place. Ces photos allaient s’insérer dans le récit. C’était aussi l’époque où j’étais fasciné par la peinture Saturne de Goya et par Défenestration de Andy Warhol. Dans ce récit, j’étais en train de construire la séquence de la défenestration et, le lendemain, j’apprends que Gilles Deleuze s’est défenestré ! On est de nouveau dans un rapport Story/History. Tout cela pour dire combien je suis sensible à l’extérieur qui vient à chaque fois relancer la pratique. Je pense que le travail que je fais maintenant dans l’espace est sans doute né à ce moment-là avec ce récit, Les Nébulaires.

14-Fractures, acrylique sur papier, septembre 2010, 70 x 50 cm

Pour moi, trouver la bonne distance est primordial. Le projet sur lequel je travaille maintenant a été lancé en Chine parce que j’étais très loin…et cela a réactivé quelque chose. Surtout quand je suis allé à Hong Kong. Hong Kong est une ville qui me rend fou parce qu’elle est forte du point de vue graphique. Quand je suis là, je suis dans un état de fébrilité, d’excitation parce qu’il y a tous ces panneaux publicitaires dans des rues étroites et hautes. C’est une ville qui est spatialement coincée entre la baie de Hong Kong et les montagnes. Tout cela donne un climat très particulier à l’organisation urbaine.

J’étais en train de lire un livre de Georges Didi-Huberman sur le journal de Berthold Brecht. Il y écrit que la distance était quelque chose de précieux pour Berthold Brecht parce que si on n’a pas la bonne distance, on n’a pas le bon travail. Je pense que c’est très juste et je suis constamment en train de chercher cette distance, cette focale. D’où, il est important d’avoir des ruptures de vie et des ruptures géographiques. Elles viennent dans mes relations de travail.

Revenons à la vague et ce qu’elle représente exactement.

Si on parle en termes de symbolique, c’est sans doute ma force de travail. C’est sûrement l’élément qui balaie tout. C’est l’élément qui me permet de tenir le coup, quoi qui se passe dans ma vie. Je sens qu’il y a un socle qui vient d’une profondeur abyssale. C’est une vague qui recouvre et qui, en même temps, révèle. C’est quelque chose qui est en moi, c’est une espèce d’intime conviction. Mais la vague est aussi devenue le moteur du processus. La vague est la matérialisation de l’idée de recouvrement de ces images mémoire qui sont sans cesse recouvertes les unes par les autres et qui constituent donc les strates du récit.

Je vais vous montrer ma chambre/salle de travail.

Je l’appelle ma camera obscura parce que, quand je travaille, c’est toujours avec les volets fermés ; j’ai ma musique et je suis vraiment dans un caisson. C’est le lieu de production par excellence, le lieu de la révélation de mes images-mémoire. C’est le point de départ de mes trajets, de mes traversées de paysages durant lesquelles je collecte des « short cuts » de paysages. Ces moments saisis de paysage, je les ramène ensuite dans ce lieu de production. Je transfère alors l’ensemble des images récoltées dans l’ordinateur. Ensuite, je vais imprimer quelques-unes de ces images paysages qui deviendront alors comme les images clés, des bornes images qui construiront la géographie de ma mémoire visuelle.

Mais allons-y…

Ici, je vis avec toutes mes images et j’en ai besoin. Je travaille aussi avec une lumière qui n’est pas de bonne qualité mais, pour moi, c’est important parce que cette lumière me renvoie au processus de ma mémoire où les choses ne sont jamais complètement en pleine lumière. Il y a toujours une altération. Cette mauvaise qualité de lumière fait que lorsque je réalise mes images en acrylique à partir de la photo imprimée, il y a une perte, comme si cette perte devenait révélatrice de l'altérité de ma mémoire.

Mais est-ce que cela ne change pas la couleur ?

Si, si. J’ai toujours ce moment de latence quand je dépose le grand format en pleine lumière. Quand j’ai regardé mes paysages de Corse, je me suis rendu compte que je n’avais pas du tout mis de noir parce que dans ma chambre tout est plus sombre. Je n’en avais pas besoin. Mais, mis en pleine lumière, j’ai vu qu’il s’était passé quelque chose lorsque l’image est sortie de la camera obscura et est allée dans la lumière. De nouveau, on est dans ce processus de révélation, l'image est sortie de mon atelier-mémoire et est révélée dans la lumière du lecteur/spectateur. Je ne suis pas loin de penser qu'il y a une sorte de mysticisme dans mon rapport à l'image et à ma façon d'entourer cela d'une sorte de cérémoniel (les volets baissés, une faible lumière, la musique) contemporain et agnostique.

27-Fractures, acrylique sur papier, novembre 2010, 70 x 50 cm

Pourquoi avez-vous laissé l’écran de télévision dans certaines de vos images ?

Je travaille sur une série où je photographie mon écran. Il s’agit donc d’images d’images. Je pense que c’est très important d’intégrer cet écran dans l’image. C’est aussi une façon de dénoncer le processus de travail. Je ne vais pas leurrer le spectateur. Je me suis aussi rendu compte que l’écran avait sa place. Je m’approprie cette image-écran et je la restitue dans le récit. Ces images-écran viennent influencer le projet. Il faut donc que je dénonce comment ces images m’influencent. C’est comme si j’étais une digue et que les vagues viennent percer la digue. En même temps, le fait de percer cette digue va modifier le paysage. Cela me permet d'être constamment en osmose avec le projet.

 

Cette série-ci nous décrit Hong Kong, mais un Hong Kong duquel vous êtes parvenu à éliminer le trop-plein des immeubles comme si c’étaient des éléments du paysage qui ne sont pas nécessaires au récit lui-même.

Fractures-Where to go, acrylique sur papier, février 2011, 70 x 50 cm

Dans ce travail, il y a une prise de position par rapport à la réalité photographique. Je pose un filtre qui synthétise les formes essentielles dans lesquelles je propose un effacement du réel. Ma subjectivité prend le pas sur le réel; ma mémoire induit, enclenche une mise en fiction.

C’est possible maintenant parce que c’est un processus qui est lancé depuis longtemps. Il y a finalement des interdictions qui se lèvent parce qu’il y a des choses qui deviennent comme une évidence.

Finalement, vous avez plusieurs types d’images…

J’ai des images que j’ai réellement expérimentées, vécues – par exemple mes paysages corses que j’ai mis en image. C’est un type d’image-mémoire. C’est vraiment un lieu que j’ai expérimenté. Puis, il y a les images-mémoire mais qui viennent de l’écran. Enfin, il y a le type d’image où je combine à la fois le paysage expérimenté et le paysage qui n’appartient qu’à mon espace mental. C’est important pour moi d’être dans ce maelstrom de questionnement : quel type d’image, pourquoi je la fais, comment je la fais, pourquoi je l’intègre et comment. C’est pour cela que j’ai toutes ces images au mur parce que je vis là-dedans. Je dors dans cette pièce et, le matin, je me réveille avec ces images.

Quel est le moment le plus important pour vous ?

C’est quand il y a cette grande feuille blanche devant laquelle je reste un moment, sorte de temps de la mesure de l’étendue du format, comme un positionnement mental, une première projection de l’image qui va être fixée.

L’utilisation de l’acrylique demande une mise en place de couches, on passe de formes très chaotiques à une organisation de ces couches qui produisent la révélation de l’image.

Rien n’est jamais innocent. C’est toujours cette vague de fond qui est là et qui emporte tout.


Vous allez continuer à travailler avec de l’acrylique ?

Je ne me pose même pas la question. C’est une technique que j’ai complètement intégrée et avec laquelle je produis les images. C’est un moyen de neutraliser l’aspect technique et de me focaliser sur la révélation de cette image mémoire.

12-Fractures, acrylique sur papier, février 2011, 70 x 50 cm

Vous avez plusieurs images de Hong Kong dans lesquelles l’architecture a disparue pour faire place à la mer.

J’étais dans un moment de tsunami, de basculement dans ma vie personnelle. J’étais comme submergé et cela s’est traduit dans ces images qui montrent la mer qui envahit la ville. C’est aussi l’idée de fiction. La mer, c’est la fiction qui envahit l’image. La ville est sous eau. Je vais à l’essentiel, je me débarrasse du trop-plein de détails des bâtiments, comme les fenêtres, et je garde juste la forme. Ici, c’est une petite image de Hong Kong dans laquelle j’ai commencé à inonder le paysage. C’est un des axes du projet que je vais développer: celui des villes inondées.

Comment avez-vous trouvé le nom générique de votre projet, Fracture ?

J’étais en Corse où j’étais monté quasiment à 2000 mètres d’altitude. J’étais face à un lac glacière et il y avait une énorme paroi rocheuse, impressionnante, qui plongeait dans le lac. J’ai passé là plus de deux heures à regarder les lignes de fracture. Je me suis dit « Lignes de fracture, fracture » et j’ai pensé à l’architecture. L’architecture de la roche me renvoyait à l’organisation de l’architecture d’une ville. C’est donc ce mot de Fracture qui va sous-tendre tout mon projet parce que fracture induit rupture, accident. Les lignes de fracture signifient qu’il y des couches qui s’accumulent pour créer quelque chose. C’est là où je suis maintenant, dans cette accumulation de couches et de stratifications.

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